Mercredi 18 janvier 2012

M. le Ministre,  M. le rapporteur, Chers collègues,

Le 8 août 1945, 48 heures après l’explosion de la bombe atomique à Hiroshima, Albert Camus écrit dans le quotidien Combat un éditorial resté célèbre, où il prenait le contre-pied d’une presse nationale enthousiaste qui célébrait la victoire et la supériorité technique et militaire des puissances alliées. « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie », tonne Camus, « il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques ».

Moins de 20 ans après la publication de ce texte fort, dont on peut penser qu’il marque même la naissance de l’écologie politique, c’est toujours dans le Pacifique Sud que la France du Général de Gaulle, quittant le Sahara algérien, va donc décider d’installer son centre d’expérimentation nucléaire, obtenant la cession à titre gratuit par l’Assemblée territoriale de Polynésie, des deux atolls de Moruroa et Fangataufa. Ne tenant guère compte de l’avis de Camus, la France voulait la bombe, considérait qu’elle était nécessaire à son rayonnement dans le monde. Je n’ouvrirai pas aujourd’hui le débat sur la pertinence de ce choix de l’arme nucléaire, dans un monde qui a depuis montré, et en premier lieu en Europe, que les grandes puissances industrielles ne sont pas obligatoirement des puissances atomiques. Vous connaissez la position d’Europe Ecologie-Les Verts sur ce point, mais il s’agit bien ici de marquer dans cet hémicycle, lieu de la représentation nationale, la reconnaissance par la France de la maltraitance subie par la Polynésie pendant plus de 30 ans d’essais nucléaires.

Les auditions auxquelles le Sénateur Roland Courteau, que je tiens à saluer pour son engagement sur ce rapport, m’avait associé, auront été édifiantes. Toutes les précautions en termes de protection des populations et des milieux naturels n’ont pas été observées tout au long de ces près de 200 tirs. Comment justifier ces hallucinants tirs, dits de sécurité, à l’air libre qui ont éparpillé sur l’atoll des charges de plutonium qu’il s’agissait ensuite de piéger par des couches de revêtements spéciaux, qui ont eux aussi fini dans le lagon un jour de tempête ? Que dire de l’immersion en mer, à quelques centaines de mètres de l’atoll de matériel contaminé, des jeeps et des déchets divers… ? Que dire des retombées sanitaires des nuages radioactifs des essais aériens, et aussi des fuites de certains essais souterrains, pour les populations environnantes… ? Il y a eu beaucoup de négligences et, comme souvent en pareils cas, dès que l’on évoque le nucléaire, civil ou militaire, le secret-défense a bien plus pour fonction de couvrir les erreurs et les fautes que d’empêcher de découvrir les schémas techniques de la bombe française.

La proposition de loi de notre collègue Richard Tuheiava dit donc la nécessité de reconnaître cette maltraitance et son article 1 clame que le premier acte de cette résilience dans les rapports entre la France et la Polynésie, marqué par cette question, ne peut être que dans le respect de l’esprit de la délibération de 1964 de l’Assemblée territoriale de la Polynésie française, qui prévoyait la rétrocession des deux atolls au terme des activités du centre d’expérimentation du Pacifique. Il y a maintenant 15 ans que les essais ont cessé sur les atolls, il est temps de les rétrocéder.

Pour autant, contrairement à la polémique que développent nos collègues de la droite sénatoriale, nous ne sommes pas dans une proposition irresponsable. Nous connaissons les traités de non-prolifération nucléaire et nous n’ignorons pas que des quantités importantes de plutonium sont présentes dans le lagon ou dans les puits. La proposition de loi présentée aujourd’hui dit bien que l’Etat continuera d’assurer à ses frais une surveillance des atolls et punira sévèrement toute activité de recherche à des fins militaires sur les deux atolls. Mais il n’y aura pas de retour à la confiance si les Polynésiens ne reprennent pas pied sur ces atolls et ne sont pas en situation de vérifier que les dispositifs de surveillance radiologiques et géo-mécaniques sont totalement efficients et les données incontestables.

L’Etat, depuis la fin des essais, n’a rien fait pour recréer cette confiance : refus de toute expertise extérieure au ministère de la Défense, comme si toute mesure de radioactivité permettait de découvrir les secrets de la bombe français ; délais absurdes, deux ans entre les mesures sur site et la communication des données aux autorités locales. Il est impossible de créer une quelconque confiance avec ce type de pratiques. La loi qui vous est proposée aujourd’hui est précise sur ce point, en proposant déjà que l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire assure des missions d’expertise. Nous sommes ici pour voter la transparence.

Cette loi est une loi sur les conséquences environnementales de ces essais, et les risques ne se limitent pas aux questions de contamination radioactive. Plusieurs rapports ont souligné les risques d’effondrement du platier, les essais ayant fissuré l’atoll. Sur ce point, sans nier que des outils de surveillance existent sur ce site (quand le câble ne casse pas), il est évident que les mesures de protection sont insuffisantes, notamment pour les populations de l’atoll de Tureia, menacées par un risque de tsunami en cas de glissement de terrain à Moruroa. Des dispositifs d’alerte immédiats existent sur Moruroa même mais il faut les étendre à Tureia puisque l’on parle d’une vague qui atteindrait cet atoll en quelques minutes.

Connaître et limiter les risques environnementaux de contamination radioactive, connaître et prévenir les risques géo-mécaniques, la France doit à la Polynésie cette loi de protection des populations.

Ces populations exposées pendant 30 ans au risque de contamination sont bien sûr notre priorité. Nous n’avons pas voulu revenir ici sur la loi Morin, qui aurait dû être une avancée mais dont l’absence d’application a finalement renforcé la méfiance et la colère. Ce ne sera pas dans cette loi mais nous devrons y revenir.

Enfin, il y a dans cette loi, à la charge symbolique très forte, d’autres résiliences. Je ne peux pas parler du devenir de Moruroa sans évoquer la mémoire de Fernando Pereira, ce jeune photographe tué dans l’explosion du Rainbow Warrior, bateau de Greenpeace coulé par l’armée française dans le port d’Auckland, alors que la gauche était au pouvoir en France. C’est une mémoire douloureuse et, comme toutes les mémoires, elle ne peut s’apaiser que si elle se réinscrit dans une histoire en évolution. Le combat militant contre les essais nucléaires dans le Pacifique n’aura pas été vain, les essais se sont arrêtés et un peu de ce risque de la barbarie de la civilisation mécanique s’est alors éloigné. Aujourd’hui, c’est la gauche unie qui porte cette proposition de loi, c’est aussi une résilience politique importante.

Albert Camus concluait son éditorial dans Combat par ces quelques mots : « Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison ».

Chers collègues, voter ce texte aujourd’hui, c’est clairement faire justement le choix de la raison.

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